« L’idée de "rendre le monde meilleur" est une farce »

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Joan Greenbaum, ex-programmeuse d'IBM ayant milité dès 1969 pour une technologie plus éthique, revient sur son parcours, et l'actualité des "tech workers".



Article par Fabien Benoit - 3 février 2020

A 77 ans, Joan Greenbaum, ex-programmeuse d'IBM ayant milité pour une technologie plus éthique dès les années 1960, fait le parallèle entre son parcours et la révolte actuelle des « tech workers ». 

Programmeuse pour IBM dans les années 1960, à une époque où un ordinateur était encore un mastodonte remplissant une pièce entière, Joan Greenbaum a participé à la création de Computer People for Peace. Ce collectif pionnier a très tôt dénoncé les dérives possibles de l’industrie technologique, qu’il s’agisse de l’exploitation des progrès informatiques à des fins militaires et policières, de la collecte massive de données personnelles, ou bien de la culture sexiste et raciste bien ancrée dans le monde de la tech.

À 77 ans, désormais professeur émérite de la City University of New York et affiliée à l’AI Now Institute fondé par Meredith Whittaker et Kate Crawford, deux ingénieures de Google et Microsoft qui ont dénoncé le manque d’éthique de leurs entreprises et entendent questionner l’impact social de l’intelligence artificielle, Joan Greenbaum poursuit son combat. Pour Usbek & Rica, elle revient sur son parcours et interroge les mobilisations qui traversent aujourd’hui la Silicon Valley.

Usbek & Rica : Pouvez-vous nous parler de vos débuts dans l’industrie technologique ?

Joan Greenbaum : C’était il y a très longtemps, à l’époque des mainframes et des macro-ordinateurs, bien loin des ordinateurs et des smartphones que nous connaissons aujourd’hui. J’ai débuté comme programmeuse chez IBM en 1967. À vrai dire, je n’étais pas spécialement intéressée par la programmation, je préférais largement l’analyse et le design de systèmes informatiques. J’ai rapidement été mise en contact avec les clients d’IBM pour connaître leurs besoins et répondre à leurs attentes. Il s’agissait à l’époque d’une industrie naissante, pleine de jeunes gens et de jeunes femmes comme moi. Cette présence féminine s’explique en partie par le fait que nous étions en pleine guerre du Vietnam : beaucoup de jeunes hommes étaient mobilisés dans ce conflit ou se cachaient pour éviter d’être enrôlés. A l’époque, on nous formait sur le tas. Il n’y avait pas encore de parcours ou de diplôme pour devenir programmeur ou programmeuse. Les universités se sont mises à ouvrir des cursus en computer science vers 1971. Quant à l’ambiance d’une entreprise comme IBM, j’en garde le souvenir d’une organisation très hiérarchisée. Les programmeurs étaient séparés des opérateurs de saisie, les opérateurs et programmeurs séparés des managers… Chacun son domaine.

 

Quel était l’état d’esprit, la vision de ces entreprises ? Parlait-on déjà de « rendre le monde meilleur », pour citer la formule qu’on entend souvent aujourd’hui dans la Silicon Valley ?

Les sociétés comme IBM étaient très marquées par les sciences du management, l’idée de rendre le monde plus efficace, plus productif. En somme, réduire le coût du travail et permettre des gains de temps à tous les niveaux. Ceux, parmi nous, qui faisaient de la programmation, qui codaient, ne partageaient pas forcément ces vues. Je me suis engagé très tôt avec Computer People For Peace.

« Deux visions du monde s’affrontaient déjà : celle des grandes entreprises et celle de certains ingénieurs et programmeurs »

Avec ce groupe, nous nous demandions comment mettre l’informatique au service du bien commun, comment éviter d’oeuvrer pour l’industrie militaire ou contribuer à changer la nature du travail. Deux visions du monde s’affrontaient déjà : celle des grandes entreprises et celle de certains ingénieurs et programmeurs, marqués par les mouvements anti-guerre du Vietnam.



Très concrètement, sur quels types de projets travailliez-vous à l’époque ?

Nous travaillions sur des applications orientées vers le business, le commerce. Des systèmes de facturation, de comptabilité, de traitement des salaires. C’était ça le coeur de notre modèle chez IBM.

  

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Comment est né Computer People for Peace, ce collectif d’ingénieurs qui, très tôt, a milité pour une technologie plus éthique ?

Il a démarré à New York comme une extension du mouvement anti-guerre du Vietnam. C’est le point de départ. Son premier nom, c’était Computer Professionals for Peace. C’était un collectif de « professionnels », d’ingénieurs, de programmeurs et d’employés des grandes entreprises technologiques de l’époque. Je l’ai rejoint pour dénoncer les contrats qui liaient ces entreprises au complexe militaro-industriel. J’ai alors participé à de nombreuses manifestations à New York et Washington. Nos objectifs ont progressivement évolué. Au départ, notre première motivation était bien celle-ci : rejoindre et participer au mouvement pacifiste, avec nos caractéristiques propres d’employés de l’industrie technologique, à savoir notre connaissance des liens entre notre industrie et l’armée. Nous ciblions tout particulièrement l’entreprise Honeywell, principale pourvoyeuse de technologies militaires.

« Ce sont sensiblement les mêmes questions que se posent aujourd’hui les ingénieurs de Google, Apple ou Amazon »

Nos préoccupations se sont ensuite élargies. À un moment, j’ai été sollicitée pour travailler sur le système d’allocation familiale de la ville de New York. Ma première réaction a été de me dire que je pouvais contribuer à l’améliorer, mais je me suis vite rendu compte qu’il s’agissait surtout de réduire les allocations qui étaient versées. C’était le but du travail qui m’était assigné : faire en sorte que la ville de New York puisse faire des économies. J’ai arrêté de travailler sur ce projet et nous avons commencé à nourrir une réflexion quant aux objectifs que nous devions avoir dans notre travail, quant à la nature des innovations que nous concevions. Nous n’en étions alors qu’aux débuts de l’informatique, mais ce sont sensiblement les mêmes questions que se posent aujourd’hui les ingénieurs de Google, Apple ou Amazon.

 

Votre idée, avec Computer People for Peace, était d’éveiller les consciences ?

Absolument. Nous nous sommes notamment rendus aux conférences de l’ACM (Association for computer machinery), une organisation très puissante en termes de lobbying dans le secteur technologique, afin d’interpeller nos confrères et consœurs. Parmi les sujets que nous évoquions, il y avait déjà les questions de discrimination raciale et politique dans l’industrie, avec notamment le cas particulier d’un ingénieur, Clark Squire, arrêté pour avoir été membre des Black Panthers. Il faut être honnête : à l’époque, nous n’étions pas nombreux à nous mobiliser. Nous étions minoritaires. La plupart des gens avec qui je travaillais n’étaient pas prêts à prendre position publiquement, à combiner leur travail d’ingénieur chez IBM et un engagement politique.

 

Quel regard portait la société américaine des années 1960-1970 sur la technologie ? Était-elle associée à l’armée, à la guerre ?

Là encore, deux visions s’affrontaient. Il y avait ceux qui célébraient un futur radieux, une société rendue nécessairement meilleure grâce à la technologie, à l’automatisation. La technologie allait pouvoir nous libérer des tâches ingrates et pénibles. Nous allions pouvoir avoir des métiers plus intéressants, épanouissants et davantage de temps libre.C’était la vision dominante dans la société et chez de nombreux intellectuels.

« Nous parlions du spectre d’un chômage massif, du racisme et du sexisme qui avaient déjà cours dans l’industrie »

Dans le même temps, il y avait aussi une vision plus pessimiste. Les ordinateurs allaient surtout servir l’armée et la police, et nous priver de nombreux emplois. C’était la vision dont nous témoignions avec Computer People for Peace. Nous parlions de ces dangers, du spectre d’un chômage massif, du racisme et du sexisme qui avaient déjà cours dans l’industrie et, plus largement, dans la société américaine. Nous nous inquiétions de la collecte massive de données, de la fin de vie privée et nous avons témoigné devant le Congrès à ce propos.

 

Aviez-vous le sentiment d’être entendus, en particulier par les entreprises pour lesquelles vous travailliez ?

Nos positions contrariaient les objectifs de ces entreprises, qui étaient en quête de profits et de marchés, quelle que soit leur nature. Je ne pense pas que de petits groupes comme Computer People for Peace ou Science for People aient changé radicalement le cours de l’histoire mais nous pensions - et je continue à le penser - que nous délivrions un message fort pour notre industrie, comme le font aujourd’hui les employés de Google, Microsoft et Facebook. Ils attestent et confirment que le modèle de ces entreprises est de faire de l’argent en collectant nos données personnelles, que leurs préoccupations ne sont en aucun cas éthiques, que l’idée de « rendre le monde meilleur » est une farce.

« Nous avons éveillé des consciences face aux dangers de la technologie »

Je pense que nous avons en tout cas réussi à faire prendre conscience des dangers de la technologie à d’autres groupes et mouvements politiques. En ce sens, nous avons bel et bien éveillé des consciences. Science for the People existe toujours aujourd’hui et d’autres organisations, en particulier chez les écologistes, se sont faites le relai de nos idées à partir des années 1980. CPSR (Computer professionals for social responsability), une organisation proche de Computer People for Peace, a été créée en 1983 dans le but de réguler la technologie. Le CSPR s’est opposé vivement à la « guerre des étoiles » de Ronald Reagan. Le mouvement que nous avons lancé ne s’est pas éteint.

 

Illustration : © Maxime Mouysset pour Usbek & Rica

 

Vous avez participé à plusieurs évènements de la Tech Workers Coalition, ce collectif lancé en 2014 pour aider les travailleurs de la tech à s’organiser et faire valoir leurs vues. Pourquoi les avez-vous rejoints ?

J’ai été séduite par leur engagement et le fait qu’ils réunissaient différents profils travaillant dans l’industrie technologique, et pas seulement des cadres et des ingénieurs. J’ai tout particulièrement discuté avec eux de l’hyperspécialisation des tâches et de la segmentation des métiers dans l’industrie qui, plus que jamais, isolent les travailleurs de la tech. Ils sont de plus en plus précarisés, soumis à des contrats de court terme et à la sous-traitance. Tous les travailleurs avec qui j’ai discuté racontent comment leur travail a évolué dans ce sens.

« On précarise les travailleurs pour les empêcher de penser à la nature de leur travail »

On place les travailleurs dans des conditions de plus en plus précaires pour les empêcher de penser à la nature de leur travail, au projet plus global qu’ils alimentent. Quand vous ne faites qu’enchaîner des contrats courts, des missions, vous êtes obsédé par le fait de trouver votre prochain job et vous ne pouvez avoir en tête la big picture. Résultat, aujourd’hui, les entreprises de la Silicon Valley délocalisent certaines tâches de programmation dans des pays d’Europe de l’Est, où les coûts sont plus bas, et où les travailleurs ne se syndiquent pas.

 

Pensez-vous que les travailleurs de la tech peuvent changer leur industrie de l’intérieur ? Pour l’heure, Google et d’autres entreprises répondent surtout par des représailles…

Les employés de Google ont déjà fait changer leur entreprise, en contribuant à ce que certains contrats avec l’armée et le gouvernement soient rompus. Ils ont aussi obtenu des avancées en matière de lutte contre le harcèlement sexuel. Les choses sont en train de bouger, même si je pense que Google va continuer à réprimer ses employés comme il le fait aujourd’hui. C’est un combat qui est engagé. Les changements ne se font pas sans cela.

 

Le regard sur la tech est-il en train de changer aux États-Unis ?

Je pense qu’il existe un nouveau clivage social et racial sur ce sujet. Quand je parle des dangers de l’intelligence artificielle et de la collecte de données avec mes voisins, ici à New York, ils me répondent qu’ils sont conscients du problème mais que cela ne les concerne pas. Ils sont blancs et font partie de la classe moyenne. En revanche, quand on parle aux habitants noirs de certains quartiers de Brooklyn dont les immeubles commencent à être équipés de systèmes de reconnaissance faciale, ils sont en résistance totale face à ces dispositifs. Donc il est difficile de répondre à votre question mais j’ai le sentiment qu’il y a bien un clivage social et racial en matière de perception de la technologie.